Itinéraire d’un passager
Opter pour une destination plutôt qu’une autre est une mise. Tu paries sur un chemin. C’est un choix guidé par l’intuition ; celui de donner rendez-vous à toi-même, à ceux que tu connais ou que tu découvriras, dans un ailleurs. Alors tu pars. Tu pars pour explorer.
Je n’avais pas pris de vacances depuis un bail. J’ai fait ma valise en hâte, comme toujours. Je me suis rendu à l’aéroport. Au guichet, l’hôtesse m’a demandé: «Quel est le motif de votre voyage ? Vous resterez combien de temps ? Puis-je voir votre billet de retour ? ». La réponse c’est que je ne sais pas. J’ai pris un billet illimité. Genre, pour toute la vie. Je me suis dit que je l’utiliserai jusqu’à épuisement. Que je pourrai imaginer des itinéraires, ou les improviser sur le moment. Peut-être que je me laisserai porter de correspondance en correspondance. Jusqu’à ce que je sois rassasié. Alors, à bout de souffle, je dirai stop. Stop.
« D’accord, bons vols, au suivant ! ».
Au début, Je n’étais rien; toi non plus. Pas même une brise, avant de devenir une légèreté entre deux êtres. Il faut croire que l’idée leur a plu, ils ont coïté pour cela. Ce fut-là ma plus grande bataille, exterminer tous les autres spermatozoïdes. Bref, tu t’en doutes, j’ai gagné le droit de me foetuser. Vint le moment du premier choix : rester au chaud ou sortir pour toujours. J’ai ouvert la trappe et sauté dans le monde.
Que le voyage commence!
A vrai dire, il s’agit toujours d’une trappe qui s’ouvre et qui fait pschitt. Quel que soit le passage de l’histoire, même à la fin. J’veux dire, papi et mamie, il y a quelques temps, ça leur est arrivé. Je me souviens, un matin, ils ont pris leur dernier vol. Un aller simple. Je ne suis même pas sûr qu’ils aient eu conscience de ne pas avoir réservé le billet de retour. Je pense qu’ils se sont étreints une dernière fois et qu’ils ont fait un signe de la main à tous ceux qu’ils aimaient. Sauf que moi, j’étais à terre, cloué par la gravité et je n’ai rien vu. La trappe a du s’ouvrir et ils se sont fait happer. Tu vois, ce n’est ni scientifique ni cartésien. Ça fait pschitt. C’est tout.
Quand j’étais petit, je regardais les avions dans le ciel. Je les appelais « les chasseurs de nuages ». Partout où ils passaient, le coton s’écartait afin de laisser place à leur traînée de condensation. Comme une empreinte pour que l’on se souvienne qu’ils sont passés par là. Je ne connaissais ni leur point de départ, ni leur point de chute, ni rien du tout. Je n’étais jamais monté si haut. Alors j’imaginais. J’imaginais la vie des gens dans l’habitacle.
Est-ce qu’ils se sentent comme un oiseau ? Est-ce que tout est léger? Est-ce qu’ils fuient ?
Une fois le checkpoint validé, je me suis engouffré dans le hall d’embarquement. Dans cette jungle des voyageurs, les sièges valent chers. Premiers arrivés, premiers servis ; certains sont installés depuis un moment. Ils attendent. C’est tout ce qu’il y a à faire, attendre et observer le monde être ce qu’il est. Ils y sont tous, les détendus, les amateurs de mots croisés, les mâcheurs de chewing-gum, les acheteurs détaxés, les bourrés de cocculine, les angoissés de l’altitude, les curieux et enthousiastes. Et moi, je suis quoi ? Je suis un passager. Nous sommes tous des passagers. Plus ou moins en mouvement. Plus ou moins en transit.
« Bienvenue, bienvenue en zone de transit, veuillez dégager les portes pour les nomades du prochain vol. A tous les autres, nous vous souhaitons une douce et longue attente »
Dans ce hall, je me trouve à l’intersection de deux vols. C’est un état intermédiaire où je ne sais pas trop. Une sorte de moment suspendu aux choix que je vais faire. Je pars d’un endroit pour m’ouvrir à tous les autres. Je quitte une vie pour m’en autoriser de nouvelles. Je me situe au croisement de deux expériences. Cette zone de transit est une passerelle. Derrière moi, je laisse tout ce que je connais, je m’en vais embrasser l’inconnu. Au milieu, je me cramponne à la rampe. Entre deux, je ne suis nulle part. C’est flippant. Entre deux, rien; si ce n’est l’opportunité du changement. Encore faut-il avoir le courage de se lancer, de tout traverser et d’embarquer.
Le deal est clair : Je nais, je marche, je sprinte, je vole trop vite et je claque. Alors, pour m’éviter de trop grands risques et me préserver, je me sédentarise l’esprit. Je pose mon cul, je jette l’ancre et je croupi. Il faut me comprendre, je suis une denrée périssable. Comme tout. Même la Terre. Lavoisier avait piqué une maxime à mon prof de chimie « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme». Je crois qu’à la base j’étais une commode de type Louis Philippe, le genre de meuble que mamie astiquait dans la salle à manger. Je me suis dégradé en humain ; ou réincarné, au choix. J’en ai gardé les séquelles : en transit, je me fige. Je me fais penser à une statue grecque, c’est sclérosé avec une bite à la taille de mon ardeur.
Plus les années passent, plus la trotteuse de ma Swatch s’affole. Il y a quelque chose qui perturbe son mécanisme, du magnétisme ou un truc du genre. Les tours de cadran n’ont plus la même notion du temps. Il s’écoule différemment. Parfois, j’aimerais retrouver la lenteur de l’enfance. Celle qui m’autorisait à m’amuser 1 heure, 1 jour, toutes les grandes vacances. C’était plus doux que cette urgence de vivre qui m’étrille. Celle qui me paralyse et qui offre à ta vue un mec immobile. Parce qu’entre ce que je voudrais, ce que je vois, ce que je crois, ce que j’imagine et ce que j’en déduis, le bordel est tel qu’il ne faut pas s’étonner si je me cloue au dossier.
Le risque, c’est d’oublier de m’échapper. J’ai peur de m’endormir sans fin, de m’incruster dans ce terminal. Sur ce siège, ce canapé, au travail et dans la voiture, j’attends quoi ? J’ai perdu mon âme d’explorateur. J‘ai atteint ma destination finale, j’attends la dernière échéance. Bien sûr que je fais illusion. Je m’achète des choses, je les montre. Je prends ma biture du vendredi soir, je me montre. Je réussis ma vie parce que c’est à la mode. Les jours se suivent et le cirque recommence. Il y a des nuits, et même des jours, où je rêve d’alpaguer le grand forain de l’univers pour l’implorer de stopper cette grand roue qui tourne et me retourne sans cesse. En soit, il suffit d’ouvrir le portillon.
Cela sert à quoi tout ça ? C’est ce qui va me faire tenir ? Où est-ce que je vais ?
A la fin tu repars par là où tout a commencé. Par la trappe, celle dont je te parlais au début. Tu l’ouvres comme si c’était la première fois. Le dernier entrebâillement est toujours surprenant. Tu ne t’y attends pas. Je connais des mecs qui l’ont ouverte, et sentant qu’ils n’étaient pas prêts, l’ont refermée d’un coup sec. Parce qu’il leur est venu un début de phrase. Ça faisait « Si j’avais… ». Et je peux te dire que la suite n’est pas bandante lorsque tu commences par « Si j’avais… ». En l’occurrence, ils n’avaient pas. Souvent, tu t’en rends compte trop tard. Parfois, il est juste tard, et encore temps. Les mecs étaient restés les jambes écartées, la bière à la main, à regarder les passagers aller et venir ; les avions décoller et atterrir ; la vie les fuir. Ils ont même applaudis le spectacle. Le jour du dernier vol, ils se sont sentis trompés, comme si les souvenirs qu’ils avaient n’étaient pas les leurs; mais des paroles rapportées sur des cartes postales qu’on leur avait envoyés. Je ne peux pas crever comme ça, sur ce putain de trône des rêves brisés. J’me le répéterai tant qu’il faudra.
Rester, c’est fuir.
Si tu passes par-là, que tu en aperçois, avachis avec le regard vitreux et du lichen sur le nez, vas-y. Si tu les vois, va leur dire que c’est possible, qu’on va bientôt décoller. Et que même si ce n’est pas le cas, on se débrouillera. J’crois qu’il y a un prochain vol pour tout le monde. Vas-y au cas où. Au cas où une main tendue ferait la différence. Au fond, il ne s’agit pas que de toi: les aider, c’est t’aider. Un jour peut-être, toi aussi tu rempliras les rangs. En attendant, prend leur main dans la tienne, serre-la fort et tirez-vous.
Ce que j’ai toujours craint, c’est que le chemin soit différent de ce que j’avais imaginé. J’avais une idée précise de la grande personne que je serai, de l’endroit où je me trouverai. J’avais une route, une destination. J’ai dévié. Les deux sont hors de portée. Pourquoi ? Parce que. Parfois, c’est la seule réponse. C’est drôle, nous avons tous des rêves. Nous faisons des plans pour notre avenir comme si nous contrôlions tout mais nous ne sommes que des passagers, nous allons là où le destin nous mène. La vie est un agrégat de voyages. J’ai pris conscience qu’elle n’a rien de mécanique. Elle est organique. Elle se compose et décompose au grès de mes expériences. La trajectoire n’est pas linéaire. L’essentiel est d’accepter de ne pas toujours savoir ni ce que l’on cherche, ni où l’on va, ni comment.
La vie, tu la parcours à 500 à l’heure, ou tu prends ton temps. C’est comme tu veux, comme tu peux. Ne sois pas ce spectateur qui zappe et se noie dans la fiction. Choisi un chemin. Teste-le. Perd-toi. Mille fois s’il le faut. C’est en cela que la vie est merveilleuse, elle t’offre la possibilité d’être un pionnier. Celui de ta propre histoire. Et même si tu l’as perdu de vue un temps, tu peux le redevenir.
Nous avons en nous une capacité créatrice qui peut nous emmener n’importe où. Le voyage est en nous. A nous d’esquisser la suite. Partons à notre rencontre. Je ne te parle pas d’une 5ème dimension, mais de ta trajectoire, si bancale soit-elle. Dans ce hall, face au panneau d’affichage des départs, prend le vol que tu désires, pas celui d’un autre. Il va t’emmener en haut, en bas. Tantôt dans des altitudes qui filent le vertige, tantôt te plonger dans des abysses qui font mal. C’est aventureux de balayer une route toute tracée, c’est courageux d’être dans le vrai.
Cher passager, si tu lis ces mots et que tu regardes autour de toi, tu ne m’y verras pas. Je t’écris d’un futur. Il fut un temps j’ai attendu, puis j’ai continué le périple. Si tu me demandais « Après tout ce temps, tu continues de découvrir ? Après tout ce temps ? ». Je te répondrai « Toujours ». Je n’ai pas cessé. Comme si je n’avais jamais douté que la vie est une infinie Mappemonde qui ne demande qu’à être explorée. De bout en bout. D’un pschitt à l’autre. C’est comme si j’inventais un truc tous les jours, si je défrichais une nouvelle parcelle à chaque escapade. Il y a eu des bourrasques et des sorties de route. J’ai bifurqué. Ce n’est pas la vie que j’avais imaginé, mais c’est la mienne.
Toi, ton histoire et tes souvenirs ne se créent pas dans la léthargie mais dans tout ce qu’il y a de plus vif. N’accepte pas docilement de te figer. Hurle. Défend toi. Ne lâche pas. Tu veux essayer ? N’attend pas de signal. Traverse la passerelle. Embarque. Vas-y. Va là-haut. Va te sauver. Maintenant.
Je te laisse, j’ai une trappe à ouvrir.
Pschitt.